Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Polymorphes

Polymorphes
Publicité
8 juin 2012

Petite coupe géologique dans les “Secret Archives"...

 

Les « Secret Archives », ce sont des pièces rassemblées par Luc Fierens, Thierry Tillier, Benoît Piret et Ben qui retracent leur parcours et leur activité depuis les années septante et quatre- vingt jusqu’à ce jour. Courrier à Benoît PiretOn y trouvera donc des revues auxquelles ils ont participé ou qu’ils ont orchestrées, leurs collages ou des pièces qu’ils ont échangées à travers leurs réseaux (de mail art entre autres), et des objets significatifs à leurs yeux de ce parcours… Les « Secret Archives » ne se confinent dans aucune catégorisation (comme l’expriment les « Postfluxpostbooklet » de Luc Fierens ou les formules non dépourvues d’humour de Ben), car elles sont le fruit de la vie avant tout, et d’un mouvement qui y revient sans cesse. Elles ne rompent par exemple pas avec la modernité car elles peuvent être un regard sur les avant-gardes (celles-ci étant elles-mêmes un regard sur la vie). Bien sûr, on peut évoquer le mail art, car c’est par ce biais que Luc Fierens, Thierry Tillier, Benoît Piret et Ben se sont rencontrés et qu’ils ont entamé leurs collaborations prolifiques, mais les pièces présentées ici n’y sont pas totalement réductibles, elles ont des sources multiples. Car le Mail Art a aussi été un vecteur de développement de Fluxus, de l’art conceptuel, etc. Les « Secret Archives » ne sont pas non plus un regard rétrospectif et figé sur une activité passée, et se formulent plutôt comme un moment où de nouveaux rapprochements sont possibles, de nouvelles « situations », ouvrant elles-mêmes sur de nouvelles expériences possibles.

 

Otto Rivers - Polenta BluesCe qui constitue les « Secret Archives », ce sont aussi les fruits de réseaux en résistance et en défiance complète à l’égard du marché (et donc des médias) et plus largement du « spectacle ». Car le mail art et le travail en réseaux se formulent comme de nouvelles cultures possibles qui rompent l’isolement culturel de ceux qui en subissaient la domination, et rendent les chapelles culturelles officielles obsolètes, ces réseaux fonctionnant sur le principe d’échange, et avant tout, de don, de chaque personne y participant (il faut donner pour recevoir). Si la pratique du collage est très prolifique au sein des réseaux de Mail Art, elle est aussi significative de ce mouvement de résistance. Ce qui s’échange, le plus souvent, ce sont des images diffusées au départ par les mass media, des images qui, malgré leur sujet politique (ou leur nature érotique, populaire…) sont recouvertes d’un voile d’indifférence qui les rend interchangeables en permanence. En quittant le circuit qui leur était prédestiné, en étant échangées au sein de ces réseaux, ces images retrouvent une nouvelle nature… politique (ou poétique, selon les propos de Luc Fierens).

Les « Secret Archives » sont donc une pulsation qui va de l’histoire personnelle à Lotta Poetica - april72 - dirl’Histoire globale et inversement. Elles défient l’idée qu’une sélection permette de distinguer (dans un moment de grand soulagement dialectique), le « majeur » du « mineur », le « présent » du «passé »… Tout comme l’écrit Walter Benjamin : « Le chroniqueur qui narre les événements, sans distinction entre les grands et les petits, tient compte, ce faisant, de la vérité que voici : de tout ce qui jamais advint rien ne doit être considéré comme perdu pour l’Histoire ». Les publications orchestrées par Thierry Tillier (depuis 1974 jusqu’à ce jour) telles que « Devil-Paradise », « Anatolie au café de l’aube », « Le style des anges »… et ses revues en ligne telles que « Disparition programmée » ou « Les délices de l’enfer » sont autant de tentatives de saisir un présent qui, au moment où on le regarde, n’est déjà plus…  « Articuler historiquement le passé, écrit Walter Benjamin, ne signifie pas le connaître « tel qu’il a été effectivement », mais bien plutôt devenir maître d’un souvenir tel qu’il brille à l’instant d’un péril ».

Annabelle Dupret

 

Citations de Walter Benjamin extraites de « Thèses sur la philosophie de l’histoire », 1940

Postfluxpostbooklet nr

Avec Ryan Trann - Jesse Brow - Thierry Tillier - Alexis Bernard

Even though - 1997 - Venice - Half a dozen rose gallery

Secret Archives - Les contemporains 2012

 

 

Publié à l’occasion de l’exposition « Secret Archives » 17-18 mars 2012 - Galerie « Les Contemporains » - Bruxelles


Publicité
Publicité
25 mai 2012

"OVNIS à Lahti de Marko Turunen. Quand l’amour traverse des épisodes noirs, il en jaillit parfois des couleurs..."

Couverture


Des livres en série, un OVNI…

« OVNIS à Lahti » est la résultante de la fine collaboration entre l’auteur de bande dessinée finlandais Marko Turunen, et les éditions du Frémok. Une couverture argentée, des planches parfois fluorescentes, des noirs et blancs tranchants de haute précision, un album de près de 252 pages… Le Frémok n’a pas lésiné sur les moyens graphiques pour donner corps à ce livre. Marko Turunen avait publié cet album en Finlande sous la structure éditoriale Daada books, qu’il copilote avec sa compagne Annemari Hietanen, mais il n’avait pas encore rencontré ses lecteurs francophones. « OVNIS à Lahti », c’est la suite d'une tétralogie amoureuse (en l'état actuel, car il y a eu "Base", "L'amour au dernier regard", "La mort rôde ici", et qui sait ce qui viendra ensuite…) entre Intrus, un petit alien chétif, pour ne pas dire rachitique (personnage hydrocéphale, à l’ego et la taille démesurément petits, semblant sortir tout droit d'un désastre nucléaire...) et R-Raparegar une vamp que les obstacles quotidiens n'arrêtent pas, et qui ressemble, elle, à une super héroïne masquée, moulée dans une combinaison sensuelle de lutteuse. Un duo donc que personne n'aurait pu prévoir, et qui traverse les réalités insurmontables de la vie, le mur parfois inébranlable de leur quotidien infortuné.

OVNISALAHTI-DEF_Page_144Chaque album est une nouvelle expérience graphique. Et si son premier album de la série, « Base » était dominé par des couleurs fluorescentes, complètement décalées des réalités qu’elles pouvaient incarner, si son album « La mort rôde ici », était une aventure à lire, de la première à la dernière page, à travers un pantone métallique tout à la fois opaque et profond, alors « OVNIS à Lahti » ressemble plutôt à un désert post-nucléaire, les noirs et blancs dominent, leurs surfaces sont parfois émiettées par une sorte de pluie de cendres…

 …et une multitude de lectures fétiches

Turunen est en résistance, ses albums sont hors formats, ses narrations hors « récit unifié », ses personnages sont des héros toujours inadaptés les uns aux autres, et ses lignes graphiques changent à chaque parution : il ne répond donc pas aux attentes du marché… Tout comme, d’ailleurs son personnage fétiche, Intrus, dont les résistances sont prêtes à sauter, à tout moment comme des fusibles trop désuets et surexploités. Intrus est un lecteur maladif, lecteur dénigré par la culture dominante, puisqu’il lit des comix peuplés de super héros, des fanzines bricolés par ses amis, et non sans perplexité des annonces érotiques sur le net… Qui plus est, tout semble indiquer qu’Intrus n’atteindra jamais l’âge adulte. Que c’est un personnage avorté, atrophié, voué à ne jamais atteindre sa pleine maturité, à assumer le monde en toute connaissance de cause (1).

La résistance de Marko Turunen consiste par exemple à donner droit de cité à ses lectures de jeunesse, à les laisser pénétrer son récit par toutes les voies possibles, même les plus incongrues... Il reprend par exemple à son compte les structures des comix américains et des personnages issus de sa culture pop ; interrogeant par là-même les possibilités d’action de ses personnages. « 7 pages de pure action » annonce par exemple une couverture, alors que la page suivante montre Intrus affalé lascivement dans son lit sous des piles de BD…  De la même manière se côtoient dans son récit, comme dans la vie, des registres improbables, inadaptés les uns aux autres : des récits bibliques, un conte populaire, des cowboys… Les récits se bousculent, revendiquant tous un peu plus de véracité, les uns que les autres. Ainsi, un de ses amis lui déclare : « Tout ce qui se passe OVNISALAHTI-DEF_Page_012actuellement dans le monde est raconté dans la bible. Donc la Bible doit être véridique ». Plus tôt dans le livre, c’est un dieu aux attributs d’Hermès qui le harcèle… Dans un autre chapitre, Intrus et sa compagne se retrouvent transplantés au détour d’une promenade, dans le récit de Hansel et Gretel. La ronde n’en finit pas. Seule évasion possible de tout ce tumulte, la lecture de l’  « OVNIS Club », le fanzine qui s’intercale dans le recueil entre les divers récits, imprégné d’insouciance et de naïveté, qui traduit le plaisir jubilatoire de ses auteurs amateurs à imiter un magazine authentique, avec ses témoignages, son courrier des lecteurs, son questionnaire « Avez-vous vu un OVNI ? » à renvoyer à l’éditeur… Ce petit condensé traduisant, au-delà de la quête de véracité, le plaisir à raconter des histoires à la structure époustouflante de simplicité : un lieu, un sujet, et une action (un phénomène…).

L’amour et la mort, une « lucha libre »(2)

Dans son album « De la viande de chien au kilo », « l’agencement de certaines couleurs satur[aient] tant la rétine que la lecture en dev[enait] difficile, soulignant ainsi le caractère indicible de certaines scènes » (3), et traduisaient de cette manière la dimension insoutenable de certains épisodes vécus dans l’enfance. De manière générale, cette résistance particulière, se traduit souvent chez Turunen par l’usage de formes « de seconde zone » : des personnages et des couleurs décalés, des récits où la narration fonctionne par courte séquence… Parallèlement, se tissent des récits semblables à des carnets de bord intimes, qui traduisent le quotidien amoureux d’Intrus et R-Raparegar, écritures journalières qui leur permettent de traverser les épreuves quotidiennes, questionnement à huis-clos sur le ressort heureux ou malheureux d’une situation. Le doute est teinté de connivence amoureuse, comme en témoigne son interlocutrice vers la fin du livre lorsqu’elle dit : « Je suis sûre que le balancier de la vie repartira dans l’autre sens ».

« OVNI à Lahti » n’est pas un récit, c’est la réunion d’une somme d’albums, que le plaisir de la lecture réunit…

 

Annabelle Dupret

Paru dans Flux News - Janvier 2012

OVNISALAHTI-DEF_Page_053

(1)     A l’image peut-être du médium dans lequel il s’incarne, la « bande-dessinée », qui est loin d’être reconnue à sa juste valeur dans le milieu des arts, où celle-ci est souvent considérée comme un art secondaire, souvent « immature »…

(2)     Littéralement « Lutte Libre », catch mexicain. Selon la tradition, les catcheurs mexicains doivent porter un masque…

Carmela Chergui au sujet des couleurs de l’album « De la viande de chien au kilo » in « Farmakopé FRMK parution Juin 2009 ».

 

 

 

 

 

 

23 mai 2012

Dominique Vermeesch (do.space)

Cata - Dominique Vermeesch - Couverture

Quelques tentatives de présentation des recherches

de Dominique Vermeesch

 Collaboration Dominique Vermeesch et Annabelle Dupret

avec la contribution de Jean-Grégoire Savayan

Impression Janvier 2008

100 exemplaires

 

"(...) vous trouverez des laboratoires se chevauchant, initiant des développements du réel bien au-delà de ce que le langage techniciste des outils qu'elle utilise annonce : modifier le réel, à partir de ce qui veut s'en défendre. Avec des apports physiques particuliers, qui relèvent d'attaques spatiales, de corps et surfaces qui émergent, provenant du vide, de respirations enregistrées, de zones huileuses qui évoluent, qui s'épanchent au sein d'une feuille. Manipulation de matière numérique passant par des canaux..."

(Extrait "Dessins et inscriptions")

14 juillet 2009

Annabelle Dupret ~ François Liénard"Archiver

IMG_0126

Annabelle Dupret ~ François Liénard
"Archiver Tillier"

éditions Grand Hôtel Charleroi
(LEQCDNACP)
(février 2007)




IMG_0128

14 juillet 2009

Annabelle Dupret ~Myriam HornardEntretienMars

IMG_0125

Annabelle Dupret ~Myriam Hornard
Entretien

Mars 2005

Les Editions de l'Heure
(février 2009)

Publicité
Publicité
15 juin 2009

Michael Matthys. Repas avec des dieux de tout bord.

L'oeuvre de Michael Matthys est un buffet auquel on prend part avec des dieux méconnus et  anthropomorphes. C'est une itinérance presque immobile ; le périple d'un autochtone, étranger dans son propre pays ; un chant aphone dans le bruit de la ville et des usines ; une éponge qui absorbe les faits et gestes automatiques de la machine humaine ; un enregistrement silencieux dans un univers tissé d'automatismes ; un déferlement de graphite, une pluie de matière organique sur la ville ; une circulation incessante à laquelle on prend part, inévitablement...

Enquête solitaire : « Moloch »

Au départ, Michael Matthys a eu mission de tisser avec les sujets de la machine industrielle, antédiluvienne. Explorateur sans agent, sans commanditaire ; il écrit et dépeint alors « Moloch », publié par les éditions Frémok en 2003, et plonge dans le gouffre, presque sans fond, des usines sidérurgiques de Cockerill Sambre, en y rencontrant ses acteurs de première main : les ouvriers et intendants de cette machine immensurable. Au coeur des ténèbres, au fond des abysses, il sonde le coeur brutal et immémoré de notre société mécanisée (aujourd'hui informatisée).

Sa manière de procéder est simple : muni d'un appareil photographique, il pénètre le lieu, suit son guide, et imprime sur la pellicule chaque pas, chaque mouvement qui l'incitent à s'enfoncer plus profondément dans ce monstre mécanisé, laissant les espaces démesurés et sans pitié se déployer sous son regard ; tout en saisissant la simplicité des échanges humains qui s'y tissent.

Plus tard, de retour chez lui, investi alors d'un travail solitaire, il grave et imprime cette rencontre avec les ouvriers et dépeint ces grands espaces, bientôt imaginaires. La lumière, symbole de cette force de travail, physique, en lutte avec les rebuts de la matière, se bat alors avec ces immenses plages de pénombre aussi noires que l'encre, écrasée sous sa presse1. Et les mots échangés réapparaissent alors, sur ce fond gélatineux et opaque, impénétrable. Le déluge d'images, lui-même issus d'une machine rotative, scandant le silence de l'atelier, peuplant le calme local, est ponctué de commentaires anodins, de réflexions saisies à la dérobée, de questions subreptices échangées entre ouvriers : les nouvelles réglementations, la mort d'un des leurs, les conditions de travail.

Printing Machine...

Ce n'est pas anodin si Michael Matthys fait des livres avec Frémok, éditions indépendantes nées de la rencontre des associations « Fréon » et « Amok » en 2002, constituées d'un comité de lecture qui n'est autre que la collectivité des auteurs graphiques participant à l'édition elle-même, et dont un des modus vivendi est de participer au développement de la littérature graphique expérimentale. Maison d'édition qui refuse cette appellation réductrice, puisque l'un de ses objectifs est de développer l'expérimentation quelles qu'en soient les voies : performatives, scripturales, picturale... Le travail de Michael Matthys se déploie sur du papier, sur les murs, sur des feuilles de plastique de grand format ; ses supports sont multiples et se renouvellent à chacun de ses projets. Tout peut lui passer entre les mains, filer entre ses doigts comme un liquide insaisissable qu'il ne fait que  moduler un instant ; « Je suis un ange aussi »2 en témoigne. Déluge de carbone et d'encre, gribouillage frénétique, chansonette scandée en solitaire, cette oraison dévorante est un embrasement plastique qui s'imprime sur nos rétines comme il s'est d'abord imprimé sur les pages du livret.

...sur les murs de la ville

Un cri ne signale pas à son assemblée où il va s'inscrire, sur quel support, quelle surface, à quels auditeurs il va s'adresser. De même, les traits graphiques de Michael Matthys s'étalent sur des surfaces hétérogènes inattendues, et se réfèrent à des sujets toujours plus insaisissables. Ni « bédéiste », ni plasticien, parce qu'il plane au-dessus de ces considérations réductrices et balisées, son opération tient de l'alchimie. D'encre et de pigments, ses pinceaux s'imbibent bientôt de sang et de matières organiques... Michael Matthys peint « La Ville Rouge »3, Charleroi, emportant dans ses traits, la violence, l'obscurité, les espaces publics désertés, la déambulation solitaire, le silence, les paysages capturés dans la vitesse des voyages, les rencontres perdues... Tout ce qui fait la spécificité de cette petite ville muée dans son coeur, troublée dans son antre. La ville y est engloutie par un de ses sujets. La caméra le seconde de nouveau, pour capter ce qui ne peut être fixé, avec du sang venu de sa ville, de ses abattoirs situés aux pieds du ring aérien. Transferts du support filmique vers une nouvelle sorte d'imprimé, inventés pour le projet : la ville s'anime sur de grandes feuilles de plastique trouvées chez un revendeur de matières brutes. La matière y vit pour elle-même, reprend ses droits.

Dans la grande salle du Palais des Beaux-Arts de Charleroi4, où sont accrochées une grande quantité de planches de « La Ville Rouge » du 21 mars au 21 juin (exposition « Tin Town »), il semble que les murs soient imprégnés d'une matière dont ils se déferont difficilement, et que les ébauches de Matthys continueront à s'animer, lorsque les salles seront désertées...

Annabelle Dupret

Mars 2009

in : "H-Art" # 50 04-2009"

 

ville rouge (la) - extrait2

 

1  La technique qu'il utilise alors est l'aquateinte. Travail qui suppose de définir d'abord les zones de lumières en avançant progressivement vers la pénombre, cela en recouvrant la plaque de cuivre d'une couche de résine sur les zones lumineuses, puis progressivement sur les zones plus ombragées de la planche ; celle-ci étant à chaque étape plongée dans du perchlorure de fer qui ronge la plaque progressivement.

 

2  Edité également aux éditions Frémok en 2009.

 

3  A paraître, aux Editions Frémok.

 

4  « Tin Town ». Palais des Beaux-Arts de Charleroi. 1, Place du Manège. 6000 Charleroi.

14 juin 2009

"dig into..." Performance juillet 2006 - 5 exemplaires dvd

14 juin 2009

Thierry Tillier. Déluges intimes, économie de sens.

1.De la visibilité du monde et de son inventaire…

L'Europe méditerranéenne à l'échelle 1/18.000.000 – Des visages maquillés décontenancés – Une légende en couleur des sols du Luxembourg – Un croisé avec son épée, son fourreau, sa cape, sa cotte de maille et son bouclier – Une vamp en uniforme – Une plante, ses feuilles, sa fleur et son fruit – Des cyclistes – Le visage d'une aborigène – Des métiers à tisser – La taille d'une femme vissée dans un corset de cuir…

 

2.Simulation et indifférence.

Aujourd'hui, écrit Baudrillard, le signe s'est "dégagé de cette obligation archaïque qu'il avait de désigner quelque chose, il [est devenu] (…) libre pour un jeu structural, ou combinatoire, selon une indifférence et une indétermination totale"[1]. Nous vivons dans une ère de simulation complètement ouverte, où des termes autrefois contradictoires ou "dialectiquement opposés"[2] sont devenus parfaitement commutables. Dans ce contexte, ce qui constituait des critères de valeurs (au départ, humanistes) a été complètement noyé dans un système d'images et de signes, dans un code basé sur la neutralisation et l'indifférence.[3]

Les figures, extraites de leur contexte d'origine, de leur espace et de leur temps par Thierry Tillier, semblent se côtoyer indifféremment sur ses étendues de papier blanc. Le visage apathique d'une aborigène peut avoisiner le corps provocant d'un mannequin élancé, et les photos d'enfance, se présenter sur de vieilles cartes politiques lithographiées… Pour l'artiste, il s'agit de n'avoir aucun a priori sur les images manipulées. Dans ce cas, on peut se demander ce qui distingue cette activité de ce que Baudrillard dénonce : un système qui réduit tout terme, toute figure, à l'indifférence et à la neutralisation en le rendant "parfaitement commutable" avec son voisin.[4] Tout peut figurer dans les collages de Thierry Tillier, mais on n'y retrouve pas tout. A partir du moment où un "choix draconien" [5] s'opère au niveau de la sélection des images, on s'éloigne forcément d'un système noyant les images dans la neutralité et l'indifférence. Cependant, il est vrai qu'aucune règle ne pourrait résumer ces critères de sélection.

 

3.Miroir-

Comment expliquer, pour le reste, que cet artiste (qui se situe clairement en retrait et qui lutte quotidiennement contre un système basé sur une économie de marché ultra-libérale) puise justement de nombreuses sources dans une imagerie issue de la fantasmagorie capitaliste ?

Dès le départ, Thierry Tillier opte pour une position de recul et de résistance. L'écriture, la plastique et l'engagement politique s'imposent à lui, suite à sa découverte des textes de Marcuse et, très vite, ce travail individuel prend une tournure collective. Il se rapproche alors de mouvements tels que Fluxus, pour participer ensuite, activement, à des réseaux de Mail Art. Au cœur de cette pratique, on retrouve une volonté de fonctionner en circuit autonome, une indépendance manifeste vis-à-vis du marché de l'art et une mise en péril du rapport institué traditionnellement entre le spectateur/consommateur et l'artiste/producteur. De nombreuses règles, déterminées à l'origine par la culture environnante et par la société, sont modifiées en profondeur par le réseau et pratiquées en son sein. De cette nouvelle structure opérationnelle va déboucher une formulation artistique complexe qui favorise une réelle prolifération de signes, en lien étroit avec leurs auteurs, mais dégagés, par ailleurs, de leur stricte appartenance à ceux-ci.

Il y a dans ce mouvement, une stratégie de retrait qui est mise en place par les intervenants. De nouveaux modes d'échange se dessinent, qui définissent un nouveau territoire, un nouveau champ, dans lequel ils vont pouvoir fonctionner. Le mouvement est collectif mais le travail, lui, est profondément solitaire.[6] Car rien ne permet d'affirmer qu'un envoi suscitera un retour significatif : un message peut effectivement avoir été expédié en pure perte. "Chaque parole du discours [, prise isolément,] est fragmentaire [et] insuffisante"[7]. La relation discursive qui lie les différents participants d'un tel réseau entre eux est donc fondamentalement instable. Si "[la parole] ne trouve son sens (…) que dans l'espace et la durée où se clôt l'échange"[8], ces artistes s'investissent pourtant dans un tissu communicationnel très vaste, et foncièrement ouvert.

Un problème se pose aujourd'hui dans la mesure où ces possibilités d'expression se sont vues profondément restreintes. En effet, cette dynamique, que l'on pouvait encore rencontrer dans les années quatre-vingt, n'existe plus à l'heure actuelle. L'artiste insiste d'ailleurs sur ce fait : sa pratique du mail art s'est développée dans un contexte historique bien précis. A l'époque, le fait de prendre position de manière collective était une évidence… et cette expression était par ailleurs politique.

 

4.Saisie «   »

Baudrillard met en évidence trois "ordres de simulacres" qui s'enchaînent dans la société occidentale : la contrefaçon (de la renaissance à la révolution industrielle), la production (pendant l'ère industrielle), et la simulation (période actuelle, gouvernée par le code).[9]

Pour illustrer l'analyse qu'il fait de la période actuelle (basée sur une métaphysique indéterministe du code [10]), Baudrillard prend l'exemple du strip-tease, qui est symptomatique de son mode de fonctionnement. Il écrit : "[Le strip-tease] réfléchit le corps dans [un] miroir de gestes et selon [une] abstraction narcissique rigoureuse – le gestuel étant l'équivalent mouvant [d'une] panoplie de signes, de marques à l'œuvre par ailleurs dans la mise en scène érectile du corps à tous les niveaux de la mode, du maquillage [et] de la publicité"[11]. Les collages de Thierry Tillier ne sont-ils pas du même ordre puisqu'ils nous renvoient eux aussi, comme par réfraction, les images de ces pin-up glamour en imprimé sur papier glacé ? Baudrillard va même jusqu'à préciser : "(…) les gestes dont la fille s'entoure (dénuder, caresser, et jusqu'à la mimétique de la jouissance) sont ceux de « l'autre ». Ces gestes tissent autour d'elle le fantôme du partenaire sexuel. Mais du coup cet autre est exclu, puisqu'elle se substitue à lui" [12]. Là aussi, une comparaison peut être faite avec les collages de Tillier où tant de femmes, au visage interloqué, la bouche entrouverte (saisie entre parole et jouissance), répétant sans cesse le rituel des gestes du plaisir qui sur elles pourraient être réalisés, s'offrent à notre regard, sublimes et intouchables.

"Ce que l'oeil voit et convoite…", retranscrit Thierry Tillier, "…que ta main s'en saisisse", précise-t-il, retouchant sensiblement l'énoncé du mystique rhénan Jean de Brünn. Prescription individuelle à la vie et à son accomplissement par les sens ou douce ironie à l'adresse d'un spectateur extatique, figé dans la contemplation de cette esthétique outrancière ? Thierry Tillier sème en tout cas le doute face à ces images de corps "se décrivant eux-mêmes" et paraissant univoques. Il déterritorialise ces figures féminines, les expatrie, crée une rupture, un déchirement. Ces dernières générations de top-modèles aux attitudes maîtrisées et aux tirages illimités, retrouvent la singularité d'une découpe accidentelle, d'un défaut d'impression ou simplement la possibilité d'être altérées. On peut, à ce niveau, penser aux débuts du pop art (le pop anglais notamment), où certains artistes vont également développer une réelle "conscience du matériau choisi" et un "instinct de collecte"[13] des images diffusées dans leur quotidien.

C'est bien avec le pop art que l'on prend conscience de l'intérêt à intégrer l'imagerie érotique issue des mass media au sein de l'activité créative. Et c'est dans ce cadre que va se développer une recherche esthétique tout à fait spécifique participant d'une "déification dépassionnée de l'objet commun"[14].

Baudrillard décrit le strip-tease comme étant une activité contraire à la vie, basée sur une fascination fétichiste qui relève de la manipulation pure (il prend l'exemple de la poupée qui est faite pour être continuellement habillée et déshabillée). Il ne l'envisage pas comme "un jeu de dépouillement de signes vers une « profondeur » sexuelle, [mais] au contraire [comme] un jeu ascendant de construction de signes (…)" [15]. Les collages de Tillier se formulent, eux, dans un aller-retour permanent entre la prolifération de ces signes et leur occultation partielle ou leur disparition. Ces effigies appliquées ou arrachées, renvoient naturellement aux affiches de Villegle et de Rotella, mais également aux collages de Schwitters. Pour Thierry Tillier, un collage n'est jamais achevé, certaines images peuvent toujours être ajoutées ou arrachées, et celui-ci peut même être complètement détruit au final. Tout est disponible, seule subsiste la possibilité de retravailler de manière incessante ces matériaux naturellement altérables. C'est une sorte de digestion.

 

5.Post Scriptum…

Pour terminer son analyse sur le strip-tease, Baudrillard écrit : "La fascination du strip-tease (…) viendrait donc de l'imminence de découvrir, ou plutôt de chercher et de ne jamais parvenir à découvrir, ou mieux encore de chercher par tous les moyens à ne pas découvrir qu'il n'y a rien" [16]. Cette perspective nihiliste, on la retrouve également dans le travail de Thierry Tillier, mais chez lui, a contrario, elle est associée à une activité extrêmement jouissive. C'est pour cela qu'on a envie de rapprocher son travail de certains aspects de la culture décadente de la Vienne fin de siècle. Si on peut considérer que "la vieille Autriche [était] (…) ce vide, [et qu'elle était] surtout la connaissance et la dissimulation de ce vide (…)" [17], on peut également mettre en valeur l'activité créative extrêmement jubilatoire qui y était intimement liée.[18] Les collages de Tillier peuvent être assimilés au "non-style" de la Ringstrasse viennoise (par exemple) qui se manifeste comme une "coexistence décousue d'éléments hétérogènes et inauthentiques, [devenant] l'expression vraie de l'inauthenticité de toute la vie moderne et de l'individu lui-même, qui apparaît toujours pluriel" [19]. En somme, on peut effectivement les mettre en perspective avec cette culture décadente d'où avait émergé une esthétique se révélant à travers les "perturbations provoquées par l'idée de Mort dans le Divertissement (…)" [20].

 

6.Nota Benne !

C’est souvent à travers l’ornement que cet univers éclaté retrouve son unité, mais c’est aussi dans ce miroitement sans fin, cet abîme, que se dissolvent les figures individuelles (on pense à l’œuvre de Klimt par exemple). Chez Thierry Tillier, tout comme dans beaucoup de récits symbolistes, les silhouettes individuelles peuvent se perdre dans l’espace. Le regard des figures féminines sont extraites, laissant tantôt apparaître la blancheur du papier sur lequel elles ont été apposées, et tantôt les images qui les ont précédées. Une carte évoquant les épisodes des conquêtes de Philippe Lebon peut orner des seins arborés lors d’un défilé de haute couture qui peuvent eux-mêmes compléter l’effigie d’une vierge du moyen-âge. C’est comme une histoire qui s’impose, où tout est susceptible de prendre le relais sur tout. Les images en viennent même à faire corps entre elles  : les muscles tendus d’une femme apparaissent de même nature que les reliefs d’une chaîne de montagne et les sangles de cuir rejoignent les artères d’une carte routière. Ces reproductions ne sont pas juxtaposées, elles se succèdent et se superposent sur le papier, se dessinant alors suivant une nouvelle chronologie…qui semble sans fin.

 

Annabelle Dupret

10.2004



[1] J. Baudrillard, L'échange symbolique et la mort, Paris, Gallimard, (Coll. "NRF – Bibliothèque des sciences humaines"), 1976, p.18.

[2] Ibid., p. 21.

[3] Loc.cit.

[4] Loc.cit.

[5] Propos de l'artiste lors d'un entretien. Août 2004.

[6] Loc.cit.

[7] J-P. Desgoutte, L'Utopie cinématographique Essai sur l'image, le regard et le point de vue, Paris, L'Harmattan (Coll. "Champs Visuels"), 1997, 18.

[8] Loc.cit.

[9] J. Baudrillard, op.cit., p.77.

[10] Ibid., p.89.

[11] Ibid., p.166.

[12] Loc.cit.

[13] M. Livingstone, Pop Art. A continuing History, xxxx, p.43.

[14] Ibid., p.10. On pourrait également parler d'une "Esthétique de l'Indifférence" pour reprendre l'expression de Maria Roth au sujet de Jasper Johns. M. Roth The Aesthetic of Indifference.

[15] J. Baudrillard, op.cit., p.167.

[16] Ibid., p.169.

[17] C. Magris, "Le Flambeau d'Ewald", in : J. Clair (dir.), Vienne 1880-1938. L'Apocalypse joyeuse, Paris, éd. du Centre Pompidou, 1986, p.24.

[18] Alors qu'un Empire est en train de s'effondrer, les acteurs viennois développent une activité artistique et intellectuelle absolument inouïe.

[19] Ibid., p.27.

[20] M. Guiomar, "Principes d'une esthétique de la mort", Paris, Le Livre de Poche (Coll. "Biblio essais"), 1967, p.70.

14 juin 2009

Expositions

19/01/08 > 01/03/08
                              "Philippe Vosges, collectionneur de Montagnes. 3ème cime"
                              Musée Ianchelevici. La Louvière

19/03/06 > 19/04/06
                              "Philippe Vosges, collectionneur de Montagnes. 2ème cime"
                              Le Chalet de Haute Nuit asbl. Ecaussines-Lalaing.

17/09/06 > 22/10/06
                              "Philippe Vosges, collectionneur de Montagnes".

                              (Com. François Liénard)
                              Arte Coppo & Chalet de Haute Nuit asbl. Verviers

17/09/05 > 17/12/05

                              "Couper, Copier, Coller". (Com. Didier Decoux)
                              La Vénerie. Bruxelles

Publicité
Publicité
Publicité