1.De la visibilité du monde et de son inventaire…
L'Europe
méditerranéenne à l'échelle 1/18.000.000 – Des visages maquillés
décontenancés – Une légende en couleur des sols du Luxembourg – Un
croisé avec son épée, son fourreau, sa cape, sa cotte de maille et son
bouclier – Une vamp en uniforme – Une plante, ses feuilles, sa fleur et
son fruit – Des cyclistes – Le visage d'une aborigène – Des métiers à
tisser – La taille d'une femme vissée dans un corset de cuir…
2.Simulation et indifférence.
Aujourd'hui,
écrit Baudrillard, le signe s'est "dégagé de cette obligation archaïque
qu'il avait de désigner quelque chose, il [est devenu] (…) libre pour
un jeu structural, ou combinatoire, selon une indifférence et une
indétermination totale".
Nous vivons dans une ère de simulation complètement ouverte, où des
termes autrefois contradictoires ou "dialectiquement opposés"
sont devenus parfaitement commutables. Dans ce contexte, ce qui
constituait des critères de valeurs (au départ, humanistes) a été
complètement noyé dans un système d'images et de signes, dans un code
basé sur la neutralisation et l'indifférence.
Les figures, extraites de leur contexte d'origine, de leur espace et de leur temps par Thierry Tillier, semblent se
côtoyer indifféremment sur ses étendues de papier blanc. Le visage
apathique d'une aborigène peut avoisiner le corps provocant d'un
mannequin élancé, et les photos d'enfance, se présenter sur de vieilles
cartes politiques lithographiées… Pour l'artiste, il s'agit de n'avoir
aucun a priori sur les images manipulées. Dans ce cas, on
peut se demander ce qui distingue cette activité de ce que Baudrillard
dénonce : un système qui réduit tout terme, toute figure, à
l'indifférence et à la neutralisation en le rendant "parfaitement
commutable" avec son voisin.
Tout peut figurer dans les collages de Thierry Tillier, mais on n'y
retrouve pas tout. A partir du moment où un "choix draconien"
s'opère au niveau de la sélection des images, on s'éloigne forcément
d'un système noyant les images dans la neutralité et l'indifférence.
Cependant, il est vrai qu'aucune règle ne pourrait résumer ces critères
de sélection.
3.Miroir-
Comment
expliquer, pour le reste, que cet artiste (qui se situe clairement en
retrait et qui lutte quotidiennement contre un système basé sur une
économie de marché ultra-libérale) puise justement de nombreuses
sources dans une imagerie issue de la fantasmagorie capitaliste ?
Dès
le départ, Thierry Tillier opte pour une position de recul et de
résistance. L'écriture, la plastique et l'engagement politique
s'imposent à lui, suite à sa découverte des textes de Marcuse et, très
vite, ce travail individuel prend une tournure collective. Il se
rapproche alors de mouvements tels que Fluxus, pour participer ensuite, activement, à des réseaux de Mail Art.
Au cœur de cette pratique, on retrouve une volonté de fonctionner en
circuit autonome, une indépendance manifeste vis-à-vis du marché de
l'art et une mise en péril du rapport institué traditionnellement entre
le spectateur/consommateur et l'artiste/producteur. De nombreuses
règles, déterminées à l'origine par la culture environnante et par la
société, sont modifiées en profondeur par le réseau et pratiquées en
son sein. De cette nouvelle structure opérationnelle va déboucher une
formulation artistique complexe qui favorise une réelle prolifération
de signes, en lien étroit avec leurs auteurs, mais dégagés, par
ailleurs, de leur stricte appartenance à ceux-ci.
Il
y a dans ce mouvement, une stratégie de retrait qui est mise en place
par les intervenants. De nouveaux modes d'échange se dessinent, qui
définissent un nouveau territoire, un nouveau champ, dans lequel ils
vont pouvoir fonctionner. Le mouvement est collectif mais le travail,
lui, est profondément solitaire. Car rien ne permet d'affirmer qu'un envoi suscitera un retour significatif : un message
peut effectivement avoir été expédié en pure perte. "Chaque parole du
discours [, prise isolément,] est fragmentaire [et] insuffisante". La relation discursive qui lie les différents participants d'un tel réseau entre eux est donc fondamentalement instable. Si "[la parole] ne trouve son sens (…) que dans l'espace et la durée où se clôt l'échange", ces artistes s'investissent pourtant dans un tissu communicationnel très vaste, et foncièrement ouvert.
Un
problème se pose aujourd'hui dans la mesure où ces possibilités
d'expression se sont vues profondément restreintes. En effet, cette
dynamique, que l'on pouvait encore rencontrer dans les années
quatre-vingt, n'existe plus à l'heure actuelle. L'artiste insiste
d'ailleurs sur ce fait : sa pratique du mail art s'est développée dans
un contexte historique bien précis. A l'époque, le fait de prendre
position de manière collective était une évidence… et cette expression était par ailleurs politique.
4.Saisie « »
Baudrillard met en évidence trois "ordres de simulacres" qui s'enchaînent dans la société occidentale : la contrefaçon (de la renaissance à la révolution industrielle), la production (pendant l'ère industrielle), et la simulation (période actuelle, gouvernée par le code).
Pour illustrer l'analyse qu'il fait de la période actuelle (basée sur une métaphysique indéterministe du code ),
Baudrillard prend l'exemple du strip-tease, qui est symptomatique de
son mode de fonctionnement. Il écrit : "[Le strip-tease] réfléchit le
corps dans [un] miroir de gestes et selon [une] abstraction narcissique
rigoureuse – le gestuel étant l'équivalent mouvant [d'une] panoplie de
signes, de marques à l'œuvre par ailleurs dans la mise en scène
érectile du corps à tous les niveaux de la mode, du maquillage [et] de
la publicité".
Les collages de Thierry Tillier ne sont-ils pas du même ordre
puisqu'ils nous renvoient eux aussi, comme par réfraction, les images
de ces pin-up glamour en imprimé sur papier glacé ? Baudrillard va même
jusqu'à préciser : "(…) les gestes dont la fille s'entoure (dénuder,
caresser, et jusqu'à la mimétique de la jouissance) sont ceux de «
l'autre ». Ces gestes tissent autour d'elle le fantôme du partenaire
sexuel. Mais du coup cet autre est exclu, puisqu'elle se substitue à
lui" . Là aussi, une comparaison peut être faite avec les collages de Tillier où tant de femmes, au visage interloqué, la bouche entrouverte (saisie entre parole et jouissance),
répétant sans cesse le rituel des gestes du plaisir qui sur elles
pourraient être réalisés, s'offrent à notre regard, sublimes et
intouchables.
"Ce que l'oeil voit et convoite…", retranscrit Thierry Tillier, "…que ta main s'en saisisse", précise-t-il, retouchant sensiblement l'énoncé du mystique rhénan Jean de Brünn. Prescription individuelle à la vie et à son accomplissement par les sens ou douce ironie à l'adresse d'un spectateur extatique,
figé dans la contemplation de cette esthétique outrancière ? Thierry
Tillier sème en tout cas le doute face à ces images de corps "se
décrivant eux-mêmes" et paraissant univoques. Il déterritorialise ces
figures féminines, les expatrie, crée une rupture, un déchirement. Ces dernières générations de top-modèles aux attitudes maîtrisées et aux tirages illimités, retrouvent la singularité d'une découpe accidentelle, d'un défaut d'impression ou simplement la possibilité d'être altérées.
On peut, à ce niveau, penser aux débuts du pop art (le pop anglais
notamment), où certains artistes vont également développer une réelle
"conscience du matériau choisi" et un "instinct de collecte" des images diffusées dans leur quotidien.
C'est bien avec le pop art que l'on prend conscience de l'intérêt à intégrer l'imagerie érotique issue des mass media au sein de l'activité créative. Et c'est dans ce cadre que va se développer une recherche esthétique tout à fait spécifique participant d'une "déification dépassionnée de l'objet commun".
Baudrillard
décrit le strip-tease comme étant une activité contraire à la vie,
basée sur une fascination fétichiste qui relève de la manipulation pure
(il prend l'exemple de la poupée qui est faite pour être
continuellement habillée et déshabillée). Il ne l'envisage pas comme
"un jeu de dépouillement de signes vers une « profondeur » sexuelle,
[mais] au contraire [comme] un jeu ascendant de construction de signes
(…)" .
Les collages de Tillier se formulent, eux, dans un aller-retour
permanent entre la prolifération de ces signes et leur occultation
partielle ou leur disparition. Ces effigies appliquées ou arrachées,
renvoient naturellement aux affiches de Villegle et de Rotella, mais
également aux collages de Schwitters. Pour Thierry Tillier, un collage
n'est jamais achevé, certaines images peuvent toujours être ajoutées ou
arrachées, et celui-ci peut même être complètement détruit au final.
Tout est disponible, seule subsiste la possibilité de retravailler de manière incessante ces matériaux naturellement altérables. C'est une sorte de digestion.
5.Post Scriptum…
Pour
terminer son analyse sur le strip-tease, Baudrillard écrit : "La
fascination du strip-tease (…) viendrait donc de l'imminence de
découvrir, ou plutôt de chercher et de ne jamais parvenir à découvrir,
ou mieux encore de chercher par tous les moyens à ne pas découvrir
qu'il n'y a rien" . Cette perspective nihiliste, on la retrouve également dans le travail de Thierry Tillier, mais chez lui, a contrario, elle est associée à une activité extrêmement jouissive.
C'est pour cela qu'on a envie de rapprocher son travail de certains
aspects de la culture décadente de la Vienne fin de siècle. Si on peut
considérer que "la vieille Autriche [était] (…) ce vide, [et qu'elle
était] surtout la connaissance et la dissimulation de ce vide (…)" , on peut également mettre en valeur l'activité créative extrêmement jubilatoire qui y était intimement liée.
Les collages de Tillier peuvent être assimilés au "non-style" de la
Ringstrasse viennoise (par exemple) qui se manifeste comme une
"coexistence décousue d'éléments hétérogènes et inauthentiques,
[devenant] l'expression vraie de l'inauthenticité de toute la vie
moderne et de l'individu lui-même, qui apparaît toujours pluriel" . En somme, on peut effectivement les mettre en perspective avec cette culture décadente d'où avait émergé une esthétique se révélant à travers les "perturbations provoquées par l'idée de Mort dans le Divertissement (…)" .
6.Nota Benne !
C’est
souvent à travers l’ornement que cet univers éclaté retrouve son unité,
mais c’est aussi dans ce miroitement sans fin, cet abîme, que se
dissolvent les figures individuelles (on pense à l’œuvre de Klimt par
exemple). Chez Thierry Tillier, tout comme dans beaucoup de récits
symbolistes, les silhouettes individuelles peuvent se perdre dans
l’espace. Le regard des figures féminines sont extraites, laissant
tantôt apparaître la blancheur du papier sur lequel elles ont été
apposées, et tantôt les images qui les ont précédées. Une carte
évoquant les épisodes des conquêtes de Philippe Lebon peut orner des
seins arborés lors d’un défilé de haute couture qui peuvent eux-mêmes
compléter l’effigie d’une vierge du moyen-âge. C’est comme une histoire
qui s’impose, où tout est susceptible de prendre le relais sur tout.
Les images en viennent même à faire corps entre elles : les
muscles tendus d’une femme apparaissent de même nature que les reliefs
d’une chaîne de montagne et les sangles de cuir rejoignent les artères
d’une carte routière. Ces reproductions ne sont pas juxtaposées, elles
se succèdent et se superposent sur le papier, se dessinant alors
suivant une nouvelle chronologie…qui semble sans fin.
Annabelle Dupret
10.2004
Propos de l'artiste lors d'un entretien. Août 2004.
Loc.cit.
M. Guiomar, "Principes d'une esthétique de la mort", Paris, Le Livre de Poche (Coll. "Biblio essais"), 1967, p.70.